8
Michael avait demandé à Clem d’amener la voiture devant la grille. Il descendrait lui-même les bagages. Deux valises. Celle de Rowan et la sienne. Ce type de voyage ne nécessitait pas des tonnes de bagages.
Il jeta un coup d’œil sur son journal avant de le refermer. La, nuit de mardi gras, il y avait écrit une longue tirade. À ce moment-là, il ne se doutait pas qu’il serait réveillé par le son d’un gramophone ni qu’il verrait Mona danser comme une nymphe dans sa chemise de nuit blanche. Un nœud dans les cheveux, fraîche et odorante comme du pain chaud, du lait frais et des fraises.
Non, ce n’est pas le moment de penser à elle.
Il venait de trouver le passage qu’il cherchait :
« Je crois, tout compte fait, que l’esprit peut trouver la paix malgré les pires horreurs, les plus horribles des pertes. Il suffit de croire au changement, à la volonté et aux heureux hasards, mais aussi de croire en soi, d’avoir la ferme conviction que l’on fera exactement ce qu’il faut face à l’adversité. »
Six semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit où, en proie au chagrin et à la maladie, il avait écrit ces lignes. Depuis lors et jusqu’à cet instant précis, il avait été prisonnier de cette maison.
Il referma le journal et le glissa dans son sac de cuir. Il prit le sac sous son bras, souleva les valises et commença à descendre l’escalier. Ses mains étant prises, il craignait de ne pas pouvoir se rattraper à la rampe en cas de faiblesse. Mais non, il ne risquait plus rien et, au moins, s’il se trompait, il mourrait en pleine action.
Rowan parlait avec Ryan sur le perron. Mona, les yeux embués de larmes, le regarda avec dévotion. Elle était aussi jolie habillée de soie que de n’importe quoi d’autre. Lorsqu’il porta les yeux sur elle, il vit ce qu’il avait été le premier à voir chez Rowan, des mois plus tôt : des seins plus pleins, des joues colorées, des yeux brillants, mais aussi un rythme légèrement différent dans ses mouvements.
Mon enfant.
Il n’y croirait que lorsqu’elle le lui confirmerait. Il ne penserait aux histoires de monstres et de gènes que le moment venu. Il ne rêverait de porter son fils ou sa fille dans ses bras que lorsqu’il serait certain.
Clem prit les valises et se dirigea vers la grille ouverte. Michael appréciait ce nouveau chauffeur. Il aimait sa bonne humeur et son attitude posée.
Le coffre de la voiture se referma. Ryan embrassa Rowan sur les deux joues. Michael n’entendit que la fin de sa phrase.
— … quelque chose d’autre que tu puisses me dire.
— Seulement que cette situation ne durera pas longtemps. Mais il ne faut surtout pas renvoyer les gardes. Et ne laisse Mona seule en aucun cas.
— Fais-moi enchaîner aux murs, dit Mona en haussant les épaules. C’est ce qu’on aurait fait à Ophélie si elle ne s’était pas noyée.
— À qui ? demanda Ryan. Mona, jusqu’ici, j’ai plutôt bien pris les choses si l’on considère que tu n’as que treize ans et que…
— Du calme, Ryan, l’interrompit-elle. Personne ne peut les prendre mieux que moi.
Elle sourit malgré elle. Ryan la regardait, estomaqué.
Le moment était venu de partir. Michael ne supportait pas les longs rituels d’adieux des Mayfair.
— Ryan, je te contacterai dès que possible, dit-il. Nous irons voir les amis d’Aaron et tâcherons d’en savoir le plus possible. Ensuite, nous rentrerons.
— Est-ce que tu peux me dire exactement où vous allez ?
— Non, dit Rowan.
Elle se retourna et se dirigea vers le portail.
Mona se mit à courir derrière elle.
— Hé ! Rowan.
Elle se jeta à son cou et l’embrassa.
Michael eut très peur que Rowan ne reste de marbre, sans rendre à Mona cette soudaine étreinte désespérée, ou qu’elle ne tente de s’en dégager. Mais Rowan serra fort l’adolescente contre elle, l’embrassa sur la joue, lui caressa les cheveux et posa même une main sur son front.
— Tout va bien se passer, lui dit-elle. Mais fais exactement ce que je t’ai dit.
Ryan suivit Michael sur les marches du perron.
— Je ne sais pas trop quoi te dire à part bonne chance. J’aurais préféré en savoir plus.
— Dis à Béa que nous avons dû partir. Et n’en dis pas plus que nécessaire aux autres.
Ryan acquiesça, visiblement soupçonneux et inquiet, mais, de toute façon, coincé.
Rowan était déjà dans la voiture. Michael se glissa près d’elle. Quelques secondes plus tard, la voiture démarrait. Mona et Ryan, debout devant le portail, leur firent des signes d’adieu. Les cheveux de Mona ressemblaient à une explosion d’étoiles et Ryan était comme pétrifié sur place.
— Ce doit être désespérant pour lui de s’occuper de tout pour des gens qui ne lui disent jamais vraiment ce qu’il se passe, dit Rowan.
— Nous avons pourtant essayé, une fois, de lui expliquer. Tu aurais dû voir ça. Il ne voulait rien savoir. De toute façon, il fera exactement ce que tu lui as dit. Pour Mona, je n’en ai aucune idée, mais lui, oui.
— Tu es toujours fâché.
— Non. J’ai cessé d’être fâché quand tu as cédé.
Ce n’était pas vrai. Il était toujours vexé qu’elle ait projeté de partir sans lui, qu’elle ne l’ait pas considéré comme un compagnon de voyage mais comme le gardien de la maison et du bébé dans le ventre de Mona.
Mais la vexation n’était pas la colère.
Elle avait tourné la tête et regardait maintenant devant elle. Il pouvait donc l’observer sans risque. Elle était encore trop maigre mais son visage n’avait jamais été aussi joli. Son tailleur noir, ses perles, ses hauts talons lui donnaient une classe dont elle n’avait pas besoin. Sa beauté résidait dans sa pureté, celle des os de son visage, de ses sourcils sombres et droits, de sa bouche souple qu’un brusque désir lui donnait envie d’embrasser. Séparer ses lèvres et la sentir s’abandonner dans ses bras, la posséder.
D’ailleurs, c’était la seule façon de la posséder.
D’une main, elle appuya sur le bouton faisant lever le panneau entre le chauffeur et l’arrière. Puis elle se tourna vers Michael.
— Je me suis trompée, dit-elle simplement. Tu aimais Aaron. Tu m’aimes. Tu aimes Mona. Je me suis trompée.
— Ce n’est pas la peine d’en parler, dit-il.
Il avait du mal à la regarder dans les yeux mais il y tenait absolument, pour se calmer, pour apaiser sa colère.
— Il faut que tu comprennes quelque chose, poursuivit-elle. Je serai impitoyable avec les gens qui ont tué Aaron et je ne répondrai à personne de mes actes, pas même à toi, Michael.
Il se mit à rire et regarda ses grands yeux gris froids. Il se demanda si ses patients voyaient la même image lorsque l’anesthésie commençait à faire effet.
— Je sais, mon ange, dit-il. Lorsque nous verrons Yuri, je veux juste savoir ce qu’il sait. Je veux être là avec vous deux. Je ne prétends pas avoir ta détermination et ton culot mais je veux être là.
Elle hocha la tête.
— Qui sait, Rowan ? reprit-il. Tu me trouveras peut-être un rôle à jouer ?
Sa colère s’exprimait enfin. Trop tard pour la retenir. Son visage était devenu rouge, il le sentait. Il détourna les yeux.
— Michael, je t’aime. Tu es un homme bon, mais moi je ne suis plus une femme bonne.
— Rowan, tu ne peux pas dire ça.
— Si. J’ai été avec les elfes, Michael. Je suis entrée dans le cercle.
— Et tu es revenue, dit-il en la regardant de nouveau et en essayant de réprimer ses sentiments qui ne demandaient qu’à exploser. Tu es de nouveau Rowan et tu es là. Il est des choses plus intéressantes à vivre que la vengeance.
La question était bien là. Ce n’était pas lui qui l’avait réveillée, c’était la mort d’Aaron qui l’avait ramenée parmi les vivants.
S’il ne pensait pas tout de suite à autre chose, il allait de nouveau se mettre en colère. Son chagrin était si intense qu’il ne le contrôlait plus.
— Michael, je t’aime. Je t’aime vraiment et je sais que tu as souffert. Ne crois pas que je ne m’en rende pas compte.
Il hocha la tête. Il voulait bien la croire, mais peut-être se leurrait-il lui-même.
— Mais tu ne sais pas ce que c’est d’être quelqu’un comme moi, reprit-elle. J’étais là au moment de la naissance, j’étais la mère. J’étais la cause, pourrait-on dire, et l’instrument crucial. Et je l’ai payé très cher. Je ne suis plus la même. Je t’aime toujours autant. Mais je ne serai jamais plus la même. Je le savais, quand j’étais assise dans le jardin, incapable de répondre à tes questions, de te regarder ou de mettre mes bras autour de ton cou. Et, pourtant, je t’aimais. Tu me suis ?
Il hocha de nouveau la tête.
— Je sais que tu as envie de me faire du mal, dit-elle.
— Non, pas te faire du mal. Juste… T’arracher ta jupe en soie, peut-être, et ta veste, et te faire comprendre que je suis là. C’est curieux, non ? Un peu dégoûtant, même ? J’ai envie de te prendre, de te posséder de la seule façon qui reste à ma disposition, parce que tu m’as écarté, tu m’as quitté, tu…
Il s’interrompit. Il lui était déjà arrivé, au beau milieu d’un éclat de colère, de se rendre compte de la futilité de ce qu’il disait et faisait. Il s’était rendu compte de l’inutilité de la colère elle-même et que continuer ainsi n’aurait d’autre effet que de le rendre malheureux.
Immobile, il sentit la colère quitter son corps, remplacée par une sensation proche de la fatigue, il s’appuya contre le dossier du siège et la regarda de nouveau.
Elle n’avait l’air ni effrayée ni triste. Il se demanda si, au fond d’elle-même, elle ne s’ennuyait pas et n’aurait pas préféré qu’il fût tranquillement à la maison pendant qu’elle préparait son plan.
Ne pense pas à ça, mon vieux. Sinon, tu ne l’aimeras plus jamais comme avant.
Car il l’aimait. Soudain, il n’en doutait plus. Il aimait sa force et sa froideur tout à la fois. Comme lorsqu’il s’était trouvé dans sa maison de Tiburon, qu’ils avaient fait l’amour et discuté à bâtons rompus, sans se douter une seconde que, depuis longtemps, ils étaient destinés l’un à l’autre.
Il tendit la main et lui toucha la joue.
— Je t’aime tellement, murmura-t-il.
— Je sais.
— Vraiment ?
Il sourit et cela lui fit du bien.
— Oui, dit-elle. Et j’ai peur pour toi. J’ai toujours eu peur pour toi. Non pas que tu sois faible ou incapable, mais parce que j’ai un pouvoir que tu n’as pas et parce que nos ennemis, ceux qui ont tué Aaron n’ont aucun scrupule.
Elle épousseta sa jupe et poussa un soupir qui sembla remplir la voiture, comme son parfum. Elle baissa la tête, ses cheveux encadrant son visage. Quand elle la releva, ses cils semblaient particulièrement longs et ses yeux magnifiques et mystérieux.
— Appelle cela un pouvoir de sorcière, si tu veux. C’est peut-être aussi simple que ça. C’est peut-être dans les gènes, une sorte de capacité physique à faire des choses que les gens normaux ne peuvent pas faire.
— Alors, je l’ai aussi.
— Non. Ce n’est qu’une coïncidence. Tu as la double hélice.
— Une coïncidence ? Lasher m’a choisi pour toi, Rowan. Quand j’étais gamin et que je m’arrêtais devant la grille, c’est moi qu’il a choisi. Et pourquoi, à ton avis ? Pas parce qu’il savait que je deviendrais un homme bien et que je détruirais la chair qu’il avait eu tant de mal à obtenir. Non, pour le sorcier en moi. Nous avons les mêmes racines celtiques, tu le sais. À l’époque, je ne connaissais pas mon histoire, mais elle remonte aux mêmes origines que la tienne. Le pouvoir est en moi. Il était dans mes mains quand j’arrivais à lire le passé et l’avenir des gens en les touchant. Il était là quand j’ai entendu la musique jouée par un fantôme uniquement pour que j’aille vers Mona.
Rowan fit une petite grimace et ses yeux se rétrécirent un court instant avant de s’agrandir de nouveau.
— Je n’ai pas utilisé ce pouvoir pour tuer Lasher, continua-t-il. J’ai utilisé ma force d’homme et les outils simples dont m’avait parlé Julien. Mais le pouvoir est forcément là. Et s’il le faut pour que tu m’aimes vraiment, je ferai sur moi le travail nécessaire pour découvrir comment il fonctionne et ce qu’il peut faire.
— Mon innocent Michael, dit-elle sur le ton d’une supplique plus que d’une affirmation.
Il secoua la tête, se pencha et l’embrassa. Ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, mais il ne put s’en empêcher. Il la prit par les épaules, l’appuya contre le dossier et l’embrassa sur la bouche. Instantanément, il sentit le corps de Rowan s’embraser. Elle se laissa entraîner dans un baiser fougueux en creusant ses reins pour mieux se coller contre lui.
Il relâcha son étreinte en apercevant l’aéroport. Ils n’avaient plus le temps de laisser la passion s’exprimer, pas plus que la colère ou l’amour.
Elle se pencha vers lui, prit sa tête entre ses mains et l’embrassa.
— Michael, mon amour. Mon seul et unique amour.
— Je suis avec toi, ma chérie. Et n’essaie plus de te débarrasser de moi. Ce que nous devons faire pour Aaron, Mona, le bébé, la famille et Dieu sait quoi encore, nous le ferons ensemble.
Ce n’est qu’au-dessus de l’Atlantique qu’il essaya de dormir. Ils avaient pris un repas copieux, bu un peu trop et parlé d’Aaron pendant une heure. La cabine silencieuse était plongée dans l’obscurité et ils s’étaient confortablement installés sous une demi-douzaine de couvertures.
Il fallait dormir. Aaron le leur aurait certainement conseillé.
Encore huit heures avant d’atterrir à Londres, où ce serait le début de la matinée mais le milieu de la nuit pour eux. Et Yuri serait là, impatient d’entendre comment Aaron était mort. Douleur. Chagrin. Inévitable.
Il s’assoupissait, se demandant s’il allait plonger dans un cauchemar, quand elle lui toucha le bras.
Il roula la tête sur le côté pendant qu’elle lui prenait la main.
— Si cette aventure se termine bien, murmura-t-elle, si tu ne me rejettes pas pour ce que j’aurai fait, si…
— Oui…
— Alors rien ni personne ne viendra plus jamais s’interposer entre nous. Pas même une adolescente qui…
— Je n’en veux pas. Je n’ai jamais voulu d’autre femme que toi. J’aime Mona à ma façon et pour toujours et je veux l’enfant. Je le veux tellement que je n’ai même pas envie d’en parler. C’est trop tôt et je suis trop désespéré, c’est toi que je veux, depuis le premier jour.
Elle ferma les yeux. Sa main chaude se retira tout naturellement, comme si elle venait de s’endormir. Son visage serein était la perfection même.
— Tu sais, j’ai ôté la vie trois fois, chuchota-t-il sans être certain qu’elle l’entendait. Et je n’en ai éprouvé aucun remords. Cela change une personne.
Aucune réponse.
— Et je peux le refaire, s’il le faut.
— Je sais, dit-elle enfin, doucement, sans ouvrir les yeux. En ce qui me concerne, qu’il le faille ou non, je vais le faire. J’ai été mortellement offensée.
Elle s’approcha et l’embrassa de nouveau.
— Nous sommes seuls dans la cabine, dit-elle. Un jour, j’étais dans un avion lorsque j’ai ressenti une certaine forme d’amour physique. C’était la première étreinte de Lasher, pourrait-on dire. Je veux tes bras, ton sexe, ton corps. Je ne peux pas attendre jusqu’à Londres.
Il n’eut pas besoin d’arracher les boutons de sa veste, elle l’avait déjà ouverte.